L’histoire des ignorances nous apprend que celles liées à la terre et aux phénomènes naturels ont presque toutes été levées au cours du XIXème siècle, sous l’impulsion d’explorateurs, d’observateurs amateurs mais aussi d’artistes, qui en ont fait des descriptions fascinantes et anxiogènes dont les scientifiques se sont imprégnés pour mieux comprendre le monde.
Ainsi, pendant que les peintres anglais dressaient l’inventaire pictural des formes des nuages dans le ciel du Suffolk, le pharmacien quaker Luke Howard, passionné d’astronomie, les observait allongé dans les prés et se rendait compte qu’ils pouvaient être classifiés en quatre catégories encore utilisées aujourd’hui par les scientifiques : les cirrus, les cumulus, les stratus et les cumulo-stratus. Ces regards croisés sur les nuages ont permis d’anéantir la croyance que leurs formes étaient infinies, rendant de fait impossible jusqu’alors toute compréhension de leur formation.
Forte de cet apprivoisement de la nature et de son potentiel énergétique, la révolution industrielle battra ensuite son plein. Suscitant de nombreuses convoitises, elle a donné lieu à de lourds conflits au cours de la première moitié du XXème siècle.
En réaction, une communauté militante d’ingénieurs humanistes de Californie a saisi dans les années 60 et de façon instinctive que le développement des technologies numériques naissantes pouvait devenir des outils libertaires susceptibles d’éloigner toute prétention belliciste en réunissant les gens autour d’un idéal pacifique et progressiste et en réconciliant le progrès avec la nature. L’un des membres de cette communauté, Stewart Brand, biologiste de formation, et initiateur des Whole Earth Catalog édités de 1968 à 1998 a dit à ce sujet :
« Beaucoup de gens croient pouvoir changer la nature des personnes, mais ils perdent leur temps. On ne change pas la nature des personnes. En revanche, on peut transformer les outils et les techniques qu’ils utilisent. C’est ainsi que l’on changera le monde. »
Durant la seconde moitié du XXème siècle et sur la base de ce précepte, les tenants de cette idéologie ont façonné de nouveaux outils informatiques dans une joyeuse expérimentation optimiste, avant de devenir une triste industrie cotée en bourse, qui organise aujourd’hui le monde en se supplantant aux États.
Ainsi est née la révolution numérique qui arrive à maturité grâce à ses natifs, capables d’en maîtriser les codes et les techniques pour satisfaire leurs idéaux, notamment écologiques. C’est dans ce milieu et avec cette ambition que les étudiants évoluent aujourd’hui.
Ces révolutions successives nous lèguent un champ de ruines aux nombreuses Terrae Incognitae que l’on pourrait définir tout autant comme des espaces physiques – résidus urbains, friches industrielles, infrastructures routières et autoroutières, lieux monofonctionnels inaccessibles par certaines catégories d’habitants, etc. – que comme des espaces dématérialisés infinis et indomptés : les faux nuages, les plateformes vidéos, les conciergeries numériques, etc. Autant d’îles qui ont pour trait commun de nous isoler les uns des autres alors qu’elles sont une opportunité incroyable de nous rassembler pour peu que l’on sache les observer et les décrire pour mieux les comprendre.
L’histoire nous montre que vouloir changer le monde avec des méthodes et des outils d’un autre temps est vain. À chaque nouveau problème à régler, nouveaux regards à porter et nouvelles méthodes à explorer. À chaque nouvelle ambition idéaliste à accomplir, nouveaux outils pour y parvenir.
Laisser l’ancien monde s’emparer des Terrae Incognitae à l’aide de tableurs n’aura pour résultat que la création de nouvelles îles qui prendront la suite d’autres, les centres commerciaux et les macro-lots sans mitoyenneté des Zone d’Aménagement Concertée qui en sont les exemples les plus frappant.
Les Terrae Incognitae sont d’incroyables terrains de jeu si on les aborde, non pas comme des îles, mais comme un archipel qui partagerait une origine géologique commune.
Comment penser ces îles comme un tout et les relier pour produire du sens ?
Les architectes, les paysagistes et les urbanistes ont la capacité d’y réfléchir car ils savent faire projet, non pas au sens de faire œuvre, mais à celui de savoir mettre en relation les synergies nécessaires pour concrétiser une intention humaniste qu’ils savent dessiner. Ils sont aussi capables de s’immiscer dans les processus économiques de régénération urbaine en proposant des méthodes et des outils inédits et décomplexés des courants dominants de pensée.
Aujourd’hui, la responsabilité de l’architecte – et donc des écoles d’architecture – est de trouver les méthodes et les outils adaptés à cette transformation du monde, dans une nécessaire frugalité rendue possible par une approche à partir du sol.
Cette ambition passe par l’enseignement hors les murs de la pragmatique du projet qui est une approche linguistique proposant d’intégrer à l’étude d’un langage les situations dans lesquelles il est utilisé. Elle passe aussi par l’enseignement du temps comme matière de conception si on veut pouvoir échapper à toute démarche mercantile.
L’inconvénient de cette proposition est aussi son avantage : ne pas savoir où l’on va ni comment on y va. Elle réclame une posture empirique proche de celle du chercheur qui teste et expérimente jusqu’à trouver parfois autre chose que l’objet de sa recherche. Elle demande aussi d’avoir une ouverture d’esprit tournée vers d’autres disciplines, qu’elles soient artistiques, scientifiques ou techniques, avec qui nous devons impérativement partager nos regards. L’optimisme est de mise et c’est une expédition joyeuse d’exploration du territoire que nous proposons aux étudiants.
Jérôme Apack
Texte introductif à la présentation des enseignements de printemps du domaine d’étude Processus & Partage de l’ENSAM, octobre 2021